Carine Jallamion

Professeur d'Histoire du droit à la Faculté de Droit et de Science politique de Montpellier

La loi des XII Tables et la mort de Virginie

Dans la Rome ancienne le droit a longtemps été un secret gardé par les pontifes, pris parmi les patriciens. Or les plébéiens leur reprochent d’interpréter le droit dans un sens trop souvent favorable à ces derniers, et dénoncent ainsi l’arbitraire de leur pouvoir. Pour y mettre fin, les plébéiens demandent la publication du droit, dès 462. Pendant huit ans les patriciens refusent mais en 451 les comices centuriates acceptent finalement de désigner une commission de dix hommes, les decemviri, dotés des pleins pouvoirs et chargés de rédiger les lois. En 450 les dix premières tables sont achevées, et en 449 une nouvelle commission ajoute les deux dernières tables.

La fin de la rédaction de la loi est marquée par un épisode légendaire qui rappelle en de nombreux points la mort de Lucrèce, à la fin de la Royauté. Comme le fait remarquer Tite-Live, « non seulement les décemvirs finirent comme avaient fini les rois, mais leur chute fut entraînée par les mêmes causes. » L’un d’eux, Appius Claudius, est en cause, alors que les garanties traditionnelles telles que le tribunat de la plèbe et la provocatio ad populum ont été suspendues et que le peuple semble un instant désarmé face à cette nouvelle figure du tyran. La victime, Verginia ou Virginie, plébienne et fille d’un centurion au service de Rome, est belle et vertueuse. A travers elle, c’est à la plèbe tout entière qu’Appius Claudius porte atteinte.

Tite-Live raconte en effet qu’Appius Claudius, « voulut faire violence à une jeune plébéienne dont il était amoureux. Le père de la jeune fille, Lucius Verginius, centurion d’un grade élevé, se trouvait au camp de l’Algide ; c’était un homme exemplaire, dans la vie privée comme à l’armée. (…) Il avait promis sa fille à Lucius Icilius, un ancien tribun, partisan convaincu de la plèbe et entièrement dévoué à ses intérêts. C’était déjà une jeune fille, elle était très belle et Appius, vivement épris, essaya d’abord de la séduire par des promesses et de l’argent. Quand il vit qu’il était impossible de forcer sa pudeur, il changea d’attitude et révéla son tempérament despotique et cruel. Il chargea un de ses clients, Marcus Claudius, de revendiquer la jeune fille comme esclave et de refuser que la retienne provisoirement celui qui soutenait qu’elle était libre, comptant profiter de l’absence du père pour commettre son forfait.

La jeune fille arrivait au forum (…) ; l’homme qui était au service des passions du décemvir posa la main sur l’épaule de Verginia, en la déclarant esclave, fille d’esclave. Il lui ordonna de le suivre ; si elle ne se pressait pas, il emploierait la force. La jeune fille, toute tremblante, resta interdite. On s’attroupa aux cris de la nourrice qui appelait les citoyens au secours. On connaissait bien Verginius son père, son fiancé Icilius et leur nom circulait dans la foule. La sympathie poussait leurs amis à prendre le parti de la jeune fille, l’énormité de la prétention poussait les autres à le faire. Elle était déjà hors d’atteinte, quand celui qui la réclamait déclara qu’il ne servait à rien d’ameuter tout le monde : ce n’était pas un coup de force, il engageait une procédure régulière et citait la jeune fille en justice. Les témoins de la scène décidèrent de le suivre.

Ils arrivèrent au tribunal d’Appius Claudius. Le demandeur récita le scénario que le juge connaissait bien puisqu’il l’avait écrit lui-même : cette jeune personne était née chez lui, elle avait été volée, transportée chez Vergenius à qui on avait fait croire que c’était sa fille. Il avait des preuves à l’appui de ses dires et les fournirait volontiers à Vergenius qui était la première victime de cette supercherie. En attendant, il était juste que l’esclave suive son maître. Les défenseurs de la jeune fille disaient que Vergenius était en dehors de Rome, au service de l’Etat, mais arriverait dès le lendemain si on le faisait prévenir ; il n’était pas juste de mettre en doute la légitimité des enfants en l’absence du père ; ils demandaient donc que toute l’affaire attende son retour et que, conformément à la loi (…), il confie la garde de la jeune fille en présumant sa liberté. (…)

A Rome, au lever du jour, toute la ville se trouvait au forum et attendait avec anxiété, quand Lucius Verginius arriva en tenue de deuil avec sa fille, vêtue de haillons. (…) Appius monta à la tribune, l’esprit troublé par une passion où entrait plus de démence que d’amour. (…) Peut-être un de nos vieux auteurs a-t-il conservé le discours qui justifiait son verdict ; pour ma part je n’en trouve aucun qui apporte un semblant de justification à un verdict aussi affreux et je crois de mon devoir de livrer sans commentaires ce dont on est sûr : Appius attribuait la possession de la jeune fille à celui qui la réclamait.

Une décision aussi cruelle était inimaginable et figea tout le monde sur place. (…) Ne voyant plus d’autre secours, Lucius Verginius se tourna vers Appius : « Appius, je t’en prie, (…) permets-moi (…) de demander la vérité à la nourrice en la présence de ma fille : si c’est à tort qu’on me dit son père, j’aurai moins de regrets en me séparant d’elle. » On le laissa faire, et il emmena sa fille avec la nourrice (…) ; il prit sur une table le couteau d’un boucher. « C’est le seul moyen qui me reste, ma fille, pour te rendre la liberté », et il transperça la poitrine de la jeune fille. Puis il se tourna vers le tribunal : « Maudis sois-tu Appius, et puisse ce sang retomber sur ta tête ! » (Tite-Live, III, 44-53, traduction Annette Flobert).

Suite à cet acte et à un nouveau soulèvement de la plèbe, les décemvirs durent quitter le pouvoir, à la demande du Sénat, et la paix ainsi que les institutions furent rétablies à Rome.

Cette histoire est représentée dans deux tableaux célèbres.

Filippino Lippi, Histoire de Virginie, 1470-1480, Musée du Louvre

Histoire de Virginie, Sandro Botticelli, 1498

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